20
Une semaine plus tard, le prince Ramsès me fit appeler. Au cours des jours précédents, l’importance de l’incident des figues empoisonnées avait diminué dans mon esprit jusqu’à m’apparaître comme un risque inévitable. La vie dans le harem avait toujours recelé des dangers pour les favorites. La faveur de Pharaon était à ce prix ; il fallait en tenir compte quand l’on avait résolu d’escalader la pente traîtresse de l’influence royale, et cette réalité n’aurait pas dû me surprendre.
Je trouvais troublant de savoir que l’on me haïssait, et plus perturbant encore de m’interdire la riposte. J’étais en effet portée à la vengeance. Je m'étais cependant résignée à ma situation quand le premier héraut du prince se présenta à ma porte, me salua avec respect et me dit que son maître souhaitait me voir dans ses appartements privés. Disenk était en train de me glisser des bracelets aux poignets et venait tout juste de reposer mon huile parfumée.
« Mais je ne peux me rendre auprès du prince maintenant, répondis-je. Je m’apprête à rejoindre Pharaon. Son Altesse pourrait-elle attendre demain ? » J’étais secrètement étonnée de cette convocation. Depuis assez longtemps, je ne voyais plus le prince que rarement, et j’avais fait de mon mieux pour mettre un terme à mes rêveries déloyales.
« Son Altesse sait que ton temps ne t’appartient pas, dame Thu, dit le héraut. Elle te prie donc de venir la voir ce soir quand tu regagneras le harem.
— Mais ce sera en pleine nuit, objectai-je, perplexe. Je ne veux pas réveiller Son Altesse.
— Le prince compte aller pêcher après le coucher du soleil, puis recevoir quelques amis. Il ne dormira pas.
— En ce cas, c’est entendu. »
Après le départ du héraut, Disenk déclara : « Il se pourrait que ce soit un piège, Thu. Le palais sera désert quand tu reviendras. » Je réfléchis un instant, puis haussai les épaules.
« Le premier héraut du prince n’est pas un mercenaire retors, remarquai-je. À moins que le prince en personne ne veuille ma mort, je pense que je ne risque rien. Je demanderai à l’une des sentinelles qui gardent la porte du roi de m’escorter. Je ne vais tout de même pas limiter mes mouvements à ma chambre ou à celle du roi. Je finirais par devenir folle !
— Je crois que le prince désire garder cet entretien secret, observa Disenk. Sinon, il t’aurait fait venir dans la journée ou t’aurait abordée lors d’un banquet. Je vais t’accompagner ce soir, Thu. Je t’attendrai à la porte de la chambre royale, et nous irons ensemble chez le prince. » Je la remerciai et nous partîmes aussitôt. Le soleil ne touchait pas encore l’horizon, mais il était déjà descendu derrière le bâtiment du harem et les ombres étaient longues sur l’herbe de la cour. Je frissonnai en passant près de l’endroit où le malheureux chien s’était écroulé. Un serviteur avait emporté le cadavre mais je m’imaginais voir encore le coin d’herbe écrasée où il était mort.
D’excellente humeur, le roi me taquina et raconta des plaisanteries tout en grignotant des gâteaux au miel et en ingurgitant une quantité de vin qui ne diminua en rien son ardeur. Avant de sombrer dans le profond sommeil de la satiété, il m’avait fait l’amour plusieurs fois. Lorsque je fus certaine de ne pas le réveiller, je redressai l’oreiller sous sa tête, tirai le drap et sortis silencieusement.
Disenk quitta aussitôt le coin sombre où elle somnolait. Sans échanger un mot, nous tournâmes immédiatement à gauche, longeâmes le haut mur du palais en dépassant la chambre où le Taureau puissant ronflait doucement, la salle de réception privée et son antichambre. La partie des jardins du palais qui s’étendait entre les bâtiments et le mur d’enceinte était plongée dans les ténèbres. La lune se couchait, et seule la faible lueur des étoiles éclairait le sol et teintait l’obscurité entre les branches des arbres. Enseveli dans le sein de Nout, la déesse du ciel, Rê attendait de renaître et, sans lui, le monde perdait ses sens.
Au pied de l’escalier extérieur qui montait aux appartements du prince, deux gardes parlaient à voix basse. En nous voyant, ils portèrent la main à leur épée mais je leur donnai mon nom. « Eh bien ? » murmurai-je en me tournant vers Disenk. Elle arrangea ma coiffure et essuya une tache de khôl sur ma tempe. Ses lèvres paraissaient noires dans la pénombre.
« Ne mange ni ne bois rien », rappela-t-elle. J’acquiesçai de la tête et suivis le soldat dans l’escalier. Le jardin enténébré disparut derrière nous, et nous arrivâmes bientôt devant une lourde porte à deux battants. L’homme frappa, et une voix familière répondit aussitôt. Après m’avoir annoncée, le soldat me fit signe d’entrer en s’inclinant et referma la porte derrière moi.
Je n’étais pas dans une pièce mais à l’extrémité d’un couloir qui s’allongeait sur ma gauche. En face de moi, il y avait une autre porte, grande ouverte, et un rai de lumière éclaboussait le sol à mes pieds. Je m’avançai. Un serviteur répéta les gestes du garde, et je me retrouvai seule avec le prince.
Sa salle de réception était étonnamment vide. Des scènes de désert à dominantes beige et bleu décoraient les murs ainsi qu’un grand portrait du prince en personne, debout sur son char, le fouet levé au-dessus de la tête de ses chevaux en plein effort. La flamme vacillante des lampes semblait lui donner vie.
Le bureau – sur lequel se trouvaient quelques rouleaux, une pointe de flèche brisée, un fourreau vide passé dans une ceinture en cuir – était un meuble en bois simple, tout comme les chaises au siège de lin tissé et l’unique table basse, qui supportait une lampe. Une autre brûlait au fond de la pièce, montée sur un pied imitant un bouquet de hautes tiges de papyrus.
La pièce me fit une impression de sobriété et de bien-être solitaire, mais elle donnait aussi un sentiment troublant d’impermanence, comme si son occupant vivait sur la scène du palais et que son véritable domicile fût ailleurs, caché.
Mes réflexions s’arrêtèrent là, car le prince se leva et s’avança vers moi. Il ne portait qu’un pagne court, et la lumière chaude des lampes caressait les muscles souples de ses longues cuisses, les stries de son ventre, et les deux protubérances brunes de ses mamelons sur son torse lisse. Des cheveux d’un noir éclatant encadraient son visage. Il avait manifestement été maquillé beaucoup plus tôt dans la journée, et il restait juste assez de khôl autour de ses yeux pour en souligner la clarté. Un soupçon de henné rougissait ses lèvres souriantes. Je me prosternai avec un cri muet de soumission.
« Je te salue, concubine royale Thu, dit-il. Tu peux te relever. Pardonne ma tenue, je t’en prie, mais je suis allé pêcher et nager de nuit avec mes amis. Je ne connais rien de plus enivrant que de s’enfoncer dans les eaux noires du Nil pendant que la surface brasille au clair de lune, sauf peut-être regarder Rê répandre son sang dans le désert. Assieds-toi, si tu veux. »
Je m’exécutai avec empressement, car je ne tenais pas à lui montrer que j’avais brusquement les jambes molles. Il vint plus près et m’observa d’un air songeur. « Nous nous sommes peu vus ces derniers mois, poursuivit-il avec désinvolture. Mais j’ai beaucoup entendu parler de toi. Quand les autres sujets sont épuisés, la conversation roule toujours sur la jeune concubine aux extraordinaires yeux bleus et à la langue acérée, qui a transformé le roi en toutou. » Je lui jetai un regard rapide mais il n’y avait pas trace de malveillance dans son expression. Son sourire était plein de chaleur. « Aucune autre concubine n’a retenu son intérêt aussi longtemps. Mes félicitations, dame Thu. Tu es une femme étonnante, à n’en pas douter. » Cette fois, quelque chose dans son ton me mit sur mes gardes. Je me levai pour me sentir moins vulnérable.
« Je te remercie, Altesse, répondis-je. Mais je ne peux tirer gloire de ma beauté ni de ma verve. Je suis telle que les dieux m’ont faite. » Il tournait autour de moi, et il était dans mon dos quand il reprit d’une voix douce, insinuante :
« Oh, je ne crois pas, dame Thu. Je pense au contraire que tu es une fille de la terre, très intelligente, pleine de ressources, ambitieuse et sans doute assez froide sous cette délicieuse enveloppe. Je ne sais pas trop si je dois envier ou plaindre mon père.
— Tu es injuste, Altesse ! protestai-je avec indignation. Je n’ai fait que du bien au Grand Horus ! J’ai soigné ses blessures ; j’ai prévenu ses moindres désirs ; je l’ai rendu heureux !
— Sans aucun doute. » Il s’était arrêté devant moi, souriant toujours, et cherchait mon regard. « Mais beaucoup d’autres femmes l’ont rendu heureux avant toi. Conserver la faveur de mon père demande bien davantage que la capacité de plaire, et tu le sais. Cela suppose des calculs, de la détermination, assez de détachement pour peser les événements présents en fonction de l’avenir souhaité, et pour agir en conséquence. Ne te méprends pas, Thu, je ne suis pas en train de te condamner. Au contraire ! J’admire ta ténacité. J’ai une proposition à te faire. »
Je l’observai avec méfiance. Son sourire avait disparu, mais il s’était encore rapproché, si près que je sentais son odeur. J’éprouvai soudain un si violent désir de caresser sa peau soyeuse et ferme que mes doigts se contractèrent. Lorsqu’il reprit la parole, son souffle effleura ma joue. « Derrière ce mur, il y a les appartements de mon frère, le prince Amenherkhe-peshef, déclara-t-il. Il a un an de moins que moi. Il n’est pas chez lui. Il n’y est jamais, en fait, car il passe la majeure partie de son temps dans le nord du Delta à se prélasser sur le rivage de la Grande-Verte et à s’amuser avec ses concubines. Mes autres frères habitent de l’autre côté des jardins. Il y en a un qui est si bête que c’est à peine s’il sait combien il a d’oreilles. Un autre réside à Thèbes où il sert Amon. Il désire être prêtre jusqu’à la fin de ses jours. Un autre encore est vicieux ; il se délecte à fouetter ses chevaux, ses serviteurs et ses femmes. Aucun ne se soucie beaucoup de notre père et encore moins de l’Égypte. Père nous met cependant tous sur le même plan et se demande avec angoisse lequel d’entre nous mérite de lui succéder. Pendant ce temps, l’emprise d’Amon sur ce pays se renforce. » Il n’avait pas élevé la voix, mais elle était devenue plus dure, et ses mains puissantes se refermèrent brusquement sur mes épaules. « Je suis l’unique chance de salut de l’Égypte, poursuivit-il d’une voix rauque. Mais on ne tient pas compte de mon avis. Père refuse d’admettre que, s’il choisissait un autre que moi, ce serait catastrophique. Je connais ses craintes, naturellement. Il ne se fie à personne, pas même à moi, et cela me blesse. Il ne voit pas quel amour j’ai pour lui et pour mon pays. » Il avait froncé ses beaux sourcils et se mordait délicatement la lèvre. « Mais Pharaon a confiance en toi, dame Thu. Il t’aime et il t’écoutera. Je veux que tu plaides ma cause. Convaincs-le de me déclarer son Oisillon-d’Horus ! »
Sa voix vibrait d’émotion, mais ses mains avaient commencé un lent va-et-vient voluptueux sur mes bras, et je frissonnai à ce contact. J’avalai ma salive et le regardai, luttant contre la langueur qui envahissait mon corps et mon esprit. Ses propos avaient eu l’accent de la sincérité, mais ses yeux restaient froids, comme s’il mesurait ma réaction.
« Tu te trompes, prince, bredouillai-je. Une fois déjà, j’ai essayé d’influencer le Taureau puissant, et cela m’a valu d’encourir sa colère pendant trois des jours les plus abominables de ma vie. Il m’aime, mais c’est la grande épouse qu’il écoute en matière de politique. » J’avais du mal à penser de façon cohérente et j’étais convaincue d’avoir débité des absurdités, mais son sourire s’épanouit de nouveau, révélant ses dents parfaites. Ses mains pressèrent fugitivement les miennes, puis il se recula. Je commençai à soupçonner qu’il me manœuvrait mais sans parvenir à m’en offenser.
« Cette sale étrangère, jeta-t-il avec mépris. Elle ne m’aidera pas. Elle refuse de s’allier à l’un quelconque d’entre nous de peur de se tromper et de voir un autre héritier monter sur le trône d’Horus. Je suis cependant résolu à l’emporter. Je commande l’infanterie et j’ai le soutien de l’armée. Il est cependant vital que j’acquière la divinité avec la bénédiction de mon père, et non par la force, quand il sera mort. L’Égypte ne doit pas connaître une guerre civile. » Il s’approcha de nouveau de moi, si près que, bien qu’il ne me touchât pas, je me sentis à sa merci. « Je ne te fais pas cette demande à la légère, poursuivit-il à voix basse. Je sais que si tu n’abordes pas le sujet avec la plus grande délicatesse, mon père risque de mal interpréter tes paroles. Mais je me fie à ton tact et à la fascination que tu exerces sur lui.
— Tu surestimes l’un et l’autre, prince, balbutiai-je, incapable de détacher mon regard de ses lèvres. Je m’exposerais à pis que trois jours de disgrâce si je l’irritais une seconde fois.
— Je veillerai à ce que tu aies ta récompense, insista-t-il. Le nouveau Pharaon hérite du harem de son père, tu le sais, n’est-ce pas ? Il peut faire ce qu’il lui plaît des concubines. Tu es très jeune, dame Thu. Je garderais très peu des centaines de femmes de mon père, et tu serais l’une d’elles. Les autres iraient naturellement finir leurs jours dans les différents harems de retraite. Ce sort terrible te serait épargné si je ceignais la Double Couronne ; je te couvrirais au contraire de richesses et de faveurs. Cela ne vaut-il pas quelques mots glissés à l’oreille de mon père de temps à autre ? »
Il s’était rapproché encore, et je ne pus résister davantage. Avec un sanglot de capitulation, je me penchai en avant. Mes mains se posèrent alors enfin sur son corps musclé, et mes lèvres s’ouvrirent sous les siennes. Elles étaient aussi assurées, aussi affolantes que je me l’étais imaginé. Il me prit par la taille et me pressa contre lui. Si jeune, si ferme ! pensai-je, enivrée. Le feu et la fougue ; la solidité, pas la mollesse, la chair flasque de Pharaon. Pharaon…
Haletante, je m’arrachai à l’étreinte de Ramsès.
« Comme tu dois me trouver idiote, prince ! » m’écriai-je, rendue à moitié folle par le désir et la colère qui s’affrontaient en moi au point de me donner la nausée. « Je risque ma vie pour toi, et que m’as-tu promis en échange ? Rien. Rien du tout ! Supposons – bien que ce soit peu probable – que ton père m’écoute et te désigne pour héritier ? Il part sur la Barque céleste, tu ceins la Double Couronne et tu hérites du harem. Tu es alors libre de m’ignorer, de m’exiler ou de me prendre dans ta couche pour me rejeter ensuite ! Non, ce n’est pas suffisant ! » Il respirait fort, et je vis un mince filet de transpiration couler de son cou sur sa poitrine.
« Que veux-tu, alors ? s’exclama-t-il. De l’or ? Des terres ? » Je me pressai le front. Je tremblais des pieds à la tête comme si j’avais la fièvre.
« Non, Altesse, répondis-je en tâchant de reprendre mon calme. Je veux un document qui me déclare reine d’Égypte au cas où tu deviendrais roi. Je veux que ce document soit contresigné par un prêtre et un scribe à qui tu te fies, puis qu’il me soit remis. Et n’oublie pas que je lis très bien. » Il me contempla avec stupéfaction, puis une expression amusée se peignit sur son séduisant visage, et il se mit à rire.
« Par Amon, j’ai effectivement pitié de mon père, car je vois dans quels rets il est tombé. Tu es une insolente petite garce, dame Thu. Très bien, je réfléchirai à ta proposition, à condition que tu prennes la mienne en considération. » Brusquement, je me sentis de nouveau moi-même, et pleine de force.
« C’est vrai ?
— Oui.
— Je te remercie, Altesse. » Je le saluai avec cérémonie et me dirigeai vers la porte.
« Où vas-tu ? demanda-t-il. Je ne t’ai pas encore congédiée. » Je m’arrêtai mais sans me retourner. Je craignais, si je le regardais, d’aller me jeter dans ses bras, dans son lit, et de consommer ainsi ma perte.
« Alors fais-le, prince, je t’en prie, dis-je avec calme. Au nom du respect que j’ai pour ton père. » Un long silence me répondit. Finalement, j’ouvris la porte avec résolution et m’en fus.
Cette nuit-là, je refis le rêve. Comme la première fois, j’étais agenouillée dans le désert, la bouche et les narines pleines de sable, le dos brûlé par le soleil. La peur m’entourait de toutes parts, mais cette fois il y avait une voix qui murmurait, marmottait des sons inintelligibles. Je ne pouvais pas non plus déterminer si cette voix était masculine ou féminine. C’était un monologue monotone et ininterrompu, et, dans ma terreur, j’essayais de saisir sa signification, car je savais que, si j’y parvenais, je serais libre. Je me réveillai nauséeuse, entortillée dans des draps trempés de sueur. Par la porte ouverte de ma chambre, je voyais Disenk couchée sur sa natte dans la pâle lueur de l’aube, mais autour de moi la pièce était encore plongée dans l’obscurité.
Je tâchai de ne pas scruter ces ombres épaisses de peur que n’y rôde, muette mais toujours malveillante, la puissance qui m’avait maintenue face contre terre dans mon rêve. La veille, je n’avais pas voulu réfléchir à mon entretien avec le prince. Épuisée, j’avais regagné très vite ma chambre confortable et sombré dans le sommeil. Mais à présent, le regard fixé sur les contours de mes jambes, à peine visibles sous le drap, je me remémorai chacune de ses paroles.
Peu à peu, je me rendis compte avec une immense tristesse que l’image idéalisée que je m’étais faite du séduisant fils de Pharaon ne correspondait pas à la réalité. Sa bonté n’était qu’une feinte, un stratagème destiné à assurer son confort. Chaque sourire, chaque acte désintéressé lui valait plus d’estime de la part des courtisans et contribuait à accroître sa popularité. Je ne doutais pas que son côté mystérieux, sa réputation de solitaire, ses escapades dans le désert et sur le Nil, la nuit, soient soigneusement calculés pour que tous les acteurs de la scène politique égyptienne ne le pensent lié à aucune faction particulière. Il était indispensable que l’on voie en lui un être plein de nouvelles possibilités, un futur dieu dont la sincérité et l’impartialité hautaine ne pouvaient que le faire préférer à ses incapables de frères.
Mais il était aussi ambitieux, vénal et cupide que les autres. Il voulait la divinité conférée par la Double Couronne et le pouvoir qui allait avec. Et il jalousait son père. Savoir s’il l’aimait ou pas était difficile à dire, mais il n’avait pu cacher son désir de s’approprier tout ce qui lui appartenait, moi y compris. J’aurais dû être flattée, mais je ne l’étais pas.
Car je comprenais aussi – et c’était comme si un ami cher m’avait assené un coup brutal – que le prince ne cherchait qu’à se servir de moi. Il me voulait peut-être dans son lit, mais uniquement pour satisfaire une démangeaison charnelle et apaiser sa jalousie. Et ce n'était pas moi, Thu, qui étais invitée à contribuer au salut de l’Égypte, mais la concubine qui tenait Pharaon dans le creux de sa main teinte de henné.
Ils veulent tous se servir de moi, pensai-je avec tristesse. Houi, le prince, et même Pharaon. Personne ne se soucie véritablement de moi. Pa-ari a pris ses distances ; Disenk éprouve peut-être une certaine affection pour moi, mais elle montrerait la même fidélité à quiconque l’emploierait. Il n’y a que ma terre qui ne me trahira pas. Elle me recevra toujours avec amour.
Je ne pouvais plus ignorer la nausée qui me serrait la gorge. M’asseyant au bord de mon lit, je croisai les bras sur ma poitrine et me balançai d’avant en arrière. Désespérément, j’essayai de continuer à penser au prince, à son caractère, mais une réalité plus alarmante s’imposait et je dus finalement lui céder. « Ô dieux ! murmurai-je. Oh, non, je vous en prie ! » Et ma voix sonna à mes oreilles comme des griffes raclant le roc, comme le murmure malveillant de mon rêve. Ma perte était consommée. Je savais que j’étais enceinte.
Je laissai alors libre cours à ma colère. C’était un antidote, une défense contre l’immense angoisse de la défaite. J’arpentai la pièce en maudissant Houi qui m’avait fait entrer dans le harem ; Pharaon qui allait m’abandonner ; et les dieux du Fayoum qui se vengeaient impitoyablement parce que je les avais offensés. Je crachai les mots comme du venin, mais sans parvenir à épuiser le poison qui me brûlait la langue et le cœur.
Je ne repris mes esprits qu’en sentant une main sur mon bras. Disenk me regardait d’un air inquiet, enveloppée dans un drap, et je me rendis compte que le jour s’était levé. « Qu’y a-t-il, Thu ? » demanda-t-elle. Je m’immobilisai, haletante, les poings serrés. Très bien, me dis-je. Très bien. J’ai encore les moyens de me battre. Je peux encore gagner.
« Va me chercher mes plantes, Disenk », ordonnai-je. Elle ouvrit la bouche, mais se ravisa devant mon expression. Je m’assis et attendis. Un instant plus tard, elle posait la trousse sur mes genoux.
« Je t’apporte à manger ? demanda-t-elle.
— Non, laisse-moi. »
Lorsque je fus seule, je cherchai mon flacon d’huile de sabine. Mais je ne le trouvai pas. Fronçant les sourcils, je vidai la trousse et posai chaque récipient un à un sur la table. L’huile de sabine avait disparu. C’était un médicament dangereux, si dangereux qu’on ne le prescrivait qu’en doses infinitésimales, et j’étais certaine d’en avoir eu une bonne provision. Je ne pouvais en obtenir d’autre que de Houi.
Alors le médicinier, peut-être ? Je secouai le pot d’argile qui contenait cette plante mortelle. On s’en servait habituellement, pilée et mélangée à de l’huile de palme, pour tuer les rats dans les greniers. Mais les graines de ce petit arbre constituaient un purgatif efficace. Trop efficace. Le résultat était incertain, et la même dose pouvait purger une patiente ou la tuer. Me tuer. Je rangeai rapidement les produits et refermai la trousse. « Disenk ! » appelai-je. Elle arriva en courant, habillée et coiffée maintenant, mais toujours aussi déroutée. « Je vais chez Houi, déclarai-je. J’irai à pied pour éviter que les gardes ou les porteurs de litière ne bavardent. Tu dois garder le secret toi aussi. Si l’on me cherche, tu diras au messager que je suis ivre, aux bains, en visite chez d’autres concubines… ce que tu veux pourvu qu’on ignore que j’ai quitté le harem. Prête-moi une de tes robes et tes sandales les plus ordinaires. Trouve-moi aussi un panier et ce manteau épais à capuchon que tu portes parfois quand les nuits sont fraîches. Je sais que nous sommes au début de shemou, mais je pense que personne n’y fera attention. Dépêche-toi ! » Elle me regarda, les yeux écarquillés.
« Dis-moi ce qui se passe, Thu », implora-t-elle. Je réfléchis un instant, puis décidai de parler. Elle était ma servante personnelle. Elle saurait tôt ou tard, surtout si je ne parvenais pas à me débarrasser de mon fatal fardeau.
« Je suis enceinte, déclarai-je d’un ton bref en me détournant pour ne pas voir son expression. Apporte-moi ce que je t’ai demandé. »
Tandis que je l’attendais, une idée me frappa l’esprit, et j’éclatai d’un rire hystérique. Nous étions au début de pachons. Dans trois mois, ce serait l’anniversaire de mon jour de naissance. Dans trois mois, j’aurais seize ans.
Une heure plus tard, emmitouflée dans un manteau et vêtue comme une servante, je répondis au qui-vive négligent des gardes postés à la porte du harem et m’engageai sur la route qui longeait le fleuve. Recouverte d’un linge, ma trousse reposait dans le panier de jonc passé à mon bras. La matinée était maintenant bien avancée et la chaleur étouffante. Je n’avais pas marché depuis longtemps et, en dépit de mes exercices réguliers, j’eus vite mal aux chevilles et aux mollets. Le chemin était encombré de domestiques, de colporteurs et d’ânes ; ils soulevaient une poussière fine qui m’irritait la gorge.
Lorsque l’on passait par le lac, la maison de Houi était toute proche mais à pied, dans la chaleur, la poussière et le bruit, la distance me parut infinie. Des cloques se formaient et éclataient là où frottaient les sandales de Disenk, mal adaptées à mon pied. Cette gêne avait au moins l’avantage de me distraire de mes terribles ennuis, et alors qu’un énième âne bâté me contraignait à m’écarter, je me dis sombrement que je ne survivrais sans doute pas une semaine à Assouat tant j’étais devenue délicate.
Le pylône de Houi finit pourtant par apparaître. Avant de le franchir, je descendis les marches blanches du débarcadère et, m’asseyant à l’ombre de sa barque, je plongeai mes pieds, sandales comprises, dans l’eau fraîche du fleuve. J’en ressentis un plaisir indescriptible et, le cœur un peu plus léger, je contemplai un moment le Nil étincelant, le sillage des embarcations qui glissaient à sa surface et les palmiers qui ondulaient dans le vent sur l’autre rive. Mais cela ne dura pas. Je me levai et pénétrai dans la propriété de Houi.
Le portier m’arrêta. Il m’était impossible de l’éviter, mais mon étrange apparence ne sembla pas l’émouvoir, et il me laissa passer. Le jardin était désert ; il y régnait ce silence profond, agréable, qui enveloppait toujours la propriété du maître. La cour était vide elle aussi, un espace aveuglant que je traversai avant de m’immobiliser un instant sous les colonnes imposantes.
Il n’y avait personne, et je voyais jusqu’à l’autre extrémité du long couloir. La porte du fond était ouverte sur la verdure du jardin. Le sol carrelé luisait de propreté. Ôtant le manteau étouffant et les sandales crottées de Disenk, je m’essuyai les pieds et me dirigeai résolument vers le bureau de Houi. La porte était fermée, mais on entendait sa voix à l’intérieur, le ton monotone qu’il prenait lorsqu’il dictait. Submergée par l’amour et par un étrange chagrin, j’éprouvai une fois de plus le désir de me blottir contre sa poitrine comme une enfant. Je frappai.
« Entre ! » dit-il avec irritation. Il était à son bureau, et Ani écrivait assis sur le sol près de lui, sa palette sur les genoux. En me voyant, le scribe se releva et s’inclina. « Thu ! s’exclama Houi. On te reconnaît à peine ! Que t’arrive-t-il ? »
Je me laissai tomber sur un siège. « Houi, Ani, bonjour, dis-je avec lassitude. J’ai très soif. Y a-t-il de la bière ? » Sur un signe de son maître, le scribe s’inclina de nouveau, m’adressa un sourire incertain et sortit. Houi alla chercher une jarre sur une étagère et me servit. « Je suis venue à pied du harem, expliquai-je après avoir bu avec avidité. Disenk exceptée, personne ne sait que je suis ici. Je ne peux pas rester longtemps. J’ai besoin de ton aide, Houi. Je suis enceinte. »
Il y eut un long silence. Houi s’immobilisa. Son visage blafard se vida peu à peu de toute expression, et toute la vie sembla se concentrer dans ses yeux rouges. Puis il s’assit et se carra dans son fauteuil.
« Tu es sûre ?
— Oui. »
Un silence pesant s’installa de nouveau pendant lequel il se frotta le menton d’un air songeur, les mains réunies en pyramide. J’attendais sa réaction, prête à fondre en larmes. Oh, Houi, sois gentil ! priais-je en silence. Plains-mois, prends-moi dans tes bras, dis-moi que tu vas tout arranger parce que tu m’aimes ! Mais ses doigts soignés poursuivirent leur lent va-et-vient, et il continua de me dévisager sans passion. Finalement, il poussa un soupir et fit un geste d’incompréhension.
« Je mettais tant d’espoirs en toi, Thu. Tu me déçois beaucoup. Comment as-tu pu en arriver là ?
— J’ai fait l’impossible pour l’éviter, maître, répondis-je, accablée par ses paroles. Je n’ai pas oublié d’utiliser les pointes d’acacia. Mais les dieux du Fayoum sont puissants et, dans ma peur, je les ai offensés. Quelles précautions tiennent face à leur immense pouvoir ?
— Quelles fadaises es-tu en train de me débiter ? coupa-t-il. Tu as été négligente, voilà tout, et tu dois maintenant en subir les conséquences. » Il parlait avec une telle froideur que ma détresse se teinta de colère.
« Ce n’est pas ma faute, protestai-je. Tu crois que j’avais envie de compromettre ma position à la Cour ? Je n’ai pas besoin de tes reproches mais de ton aide, Houi !
— Et comment suis-je censé te l’apporter ? » Son attitude distante, sa politesse froide m’ulcéraient.
« Imagine que je sois une de les patientes, dis-je. J’ai ouvert ma trousse ce matin pour y chercher de l’huile de sabine, Houi. Je ne l’ai pas trouvée. Si tu ne veux pas m’aider à me débarrasser de ce bébé, redonne-moi au moins de l’huile.
— Tu as également été négligente avec tes médicaments. On dirait que tu fais un gâchis de ta vie, Thu. Non, je ne te donnerai pas d’huile.
— Houi ! m’exclamai-je en me levant d’un bond. Tu es sérieux ? Pour l’amour des dieux, fournis m’en ou traite-moi autrement. Je ne veux pas de cet enfant. Je préfère mourir ! »
En un clin d’œil, il fut près de moi et me secoua par les épaules. Ses yeux flamboyaient.
« Enfant stupide ! jeta-t-il. L’huile de sabine est un poison, tu le sais ! La dose nécessaire pour un avortement risquerait de te tuer ! Tu prétends préférer mourir de toute façon mais ce ne sont que des mots ! » Je me dégageai et martelai le bureau avec fureur.
« Pourquoi es-tu aussi cruel ? Si je n’ai pas de sabine, j’essaierai autre chose ! Le laurier-rose ! Des graines de médicinier ! De l’huile de ricin ! N’importe quoi ! Je ne vais pas perdre tout ce que j’ai acquis simplement parce que tu as peur ! »
Nous nous affrontâmes du regard, haletants, puis il me fit asseoir d’une poussée de la main et s’accroupit près de moi. Il me prit les mains. Je voulus les lui retirer, mais il resserra son étreinte.
« Écoute-moi, petite idiote, dit-il avec plus de calme. J’ai peur, c’est vrai. Peur de te prescrire un remède qui te tuerait, peur que dans ton affolement tu te tues toi-même. N’agis pas impulsivement, Thu. Que crois-tu que j’éprouverais si tu n’illuminais plus l’Égypte de ta présence ? Prends du recul et réfléchis.
— J’ai réfléchi, répondis-je d’un ton maussade. Quelle différence que je tente de sauver mon avenir maintenant et que je périsse en essayant, ou que je perde la faveur de Pharaon et meure à petit feu, jour après jour, pour finir au bout du compte dans cet abominable harem du Fayoum ? Oh, dis-moi quoi faire, Houi ! » m’écriai-je d’une voix tremblante. Il se mit à me caresser les cheveux et, comme toujours, le contact de sa main fut comme une huile apaisante étendue sur ma peau. Je me détendis peu à peu.
« Ne fais rien, déclara-t-il d’un ton paisible. Que Ramsès se soit désintéressé de ses autres concubines après qu’elles lui ont donné un enfant ne signifie pas qu’il en ira de même pour toi. Combien de fois devrai-je te répéter qu’il n’y a jamais eu personne de semblable à toi dans le harem ? Seule Ast-Amasareth exerce autant d’influence que toi sur Pharaon. Ce sont des influences différentes, je sais, mais la tienne est tout aussi puissante dans son genre. Dis-toi que tu es capable de surmonter cette épreuve, ma Thu. C’est un bouleversement, bien entendu, mais il ne sera pas nécessairement désastreux. » Je m’appuyai contre lui et fermai les yeux.
« Je ne veux pas cet enfant, Houi, murmurai-je. Mais je t’écouterai. Tu as sans doute raison. Ramsès m’aime, et les dieux savent que je n’ai pas envie de mourir. Seras-tu auprès de moi quand j’accoucherai ?
— Bien sûr, répondit-il. Je t’aime, tu sais, ma petite concubine têtue. Et maintenant, raconte-moi quelle impression cela fait de posséder un bout d’Égypte. D’après Adiroma, ta terre est très fertile et, avec le temps, elle te rendra riche. Il faut aussi que tu m’expliques ces bêtises à propos des dieux du Fayoum. » Détendue, je lui parlai donc du cadeau de Pharaon et de la façon dont je m’étais couverte de honte devant Herishef et Sobek. Quand j’eus fini, il m’embrassa avec douceur et nous fit servir un repas que nous partageâmes dans un silence amical. Puis il m’accompagna jusqu’à la porte.
« Tiens-moi au courant de ton état physique, recommanda-t-il. Je serai toujours là quand tu auras besoin de moi, Thu. Et promets-moi de ne pas toucher aux poisons, surtout ! » Je promis mais sur le chemin du retour, dans la chaleur accablante, le désespoir m’étreignit de nouveau. Quoi qu’il advienne, rien ne serait plus jamais pareil, et je regrettai d’avoir donné ma parole à Houi. Je ne pensais pas qu’il serait facile de conserver l’affection de Pharaon avec un enfant pendu à mes basques. Et au fond de mon ka, je savais que Houi aurait pu m’aider s’il l’avait voulu.
Je pus regagner ma chambre sans être remarquée. Lorsque, épuisée, les pieds douloureux, je franchis le seuil et posai le panier par terre, Disenk se précipita à ma rencontre, un rouleau à la main. « Un héraut royal que je n’avais encore jamais vu l’a apporté pour toi il y a quelques instants, Thu, expliqua-t-elle. Il porte le sceau du prince ! » Mes doigts laissèrent des traînées sales sur le papyrus immaculé lorsque je brisai le cachet de cire. Oubliant toutes préoccupations, je parcourus rapidement le contenu.
« Dans le cas où j’accéderais au trône d’Horus, moi, prince Ramsès, commandant de l’infanterie de Pharaon et fils aîné du Protecteur de l’Égypte, je promets d’élever dame Thu, concubine, au rang de reine d’Égypte et de lui conférer tous les privilèges et les droits attachés à cette haute position. Signé de ma main le deuxième jour du mois de pachons, dans la saison de shemou, en l’an seize du souverain. » Et sa signature se trouvait bien au bas du document, ainsi que celles des témoins que j’avais exigés : Nanai, surveillant du Sakht et prêtre de Seth ; Pentou, scribe de la Double Maison de vie.
Je serrai le rouleau contre mon cœur. Si vite ! J’avais posé mes conditions extravagantes la veille à peine, et elles étaient déjà satisfaites ! La rapidité de la décision du prince, l’absence de scrupules qu’elle supposait me suffoquèrent. « Disenk, dis-je d’une voix tremblante. Apporte-moi de la cire et du feu. » Quand j’eus recacheté la précieuse lettre, je pressai une de mes bagues sur la cire molle. « Ce rouleau m’assure une couronne de reine, expliquai-je. Il faut le cacher. Soulever des carreaux et le dissimuler dessous est trop difficile, je suppose. Mieux vaut le coudre dans un des coussins. Fais-le aujourd’hui, mais d’abord, je t’en supplie, lave-moi et applique de l’onguent sur mes pieds. Ils sont à vif. » Ses sourcils bien épilés avaient presque disparu sous sa frange noire ; elle n’était qu’un point d’interrogation.
J’hésitai un instant, puis je me dis que garder le secret ne servirait à rien. Disenk connaissait déjà mon état. En fait, elle savait tout de moi. Je lui racontai donc mon entrevue déroutante avec le prince et le résultat de ma visite chez Houi. Quand je me tus, elle se tourna vers moi, le rouleau à la main.
« Le maître a raison, dame Thu. Pourquoi courir le risque de mourir prématurément quand les conséquences de ta grossesse sont loin d’être sûres ? Ce serait de la folie. De plus, tu as maintenant le document du prince. Si par hasard Pharaon te rejetait, tu serais quand même élevée à la dignité de reine par son fils.
— Tu oublies que si je suis écartée par le père, je ne pourrai pas plaider la cause du fils », ripostai-je sèchement. Elle haussa délicatement les épaules.
« Il y a de grandes chances pour que le prince s’empare du pouvoir à la mort de son père de toute façon, remarqua-t-elle. Après tout, en sa qualité de commandant de l’infanterie, il a une autorité absolue sur la majeure partie des soldats de l’armée. Il préférerait atteindre son but pacifiquement, bien entendu, mais il semble résolu à ne reculer devant aucun moyen pour ceindre la Double Couronne. Tu seras reine quoi qu’il arrive, Thu.
— Mais le roi n’a encore que quarante-sept ans, murmurai-je. Suppose qu’il vive aussi longtemps que l’Osiris Ramsès II glorifié ? Je serai gâteuse avant que l’on pose la couronne sur mes cheveux blancs. » Disenk me jeta un regard étrange.
« Peut-être que oui, et peut-être que non, dit-elle d’une voix sourde. Écoute le maître, Thu. Ne fais pas de bêtises. »
Elle me quitta pour aller chercher de l’eau et des onguents, et je me laissai aller contre le dossier de mon fauteuil. L’âge du roi était une donnée que je n’avais pas pris en compte jusque-là, mais je considérai alors la possibilité peu réjouissante que je venais d’exposer à ma servante. J’étais en effet bien stupide. Même si je restais en faveur, même si mon amant m’écoutait plaider la cause de son fils et qu’il en fasse son héritier, il me faudrait néanmoins attendre sa mort pour devenir reine.
Mes yeux se posèrent sur la petite statue d’Oupouaout que mon père avait sculptée pour moi avec amour il y avait si longtemps. « Eh bien, mon protecteur ? murmurai-je avec un sourire amer. Toi qui es mon oreille divine et l’arbitre de mon destin ? Vais-je recevoir la couronne dans tout l’éclat de ma jeunesse et de ma beauté ? Ce bijou royal sera-t-il l’achèvement d’une carrière éblouissante ou un lot de consolation jeté à l’instrument vieillissant d’un prince que n’animeront plus ni le désir ni l’ambition ? Comment faut-il livrer cette bataille, mon cher dieu de la guerre ? » Oupouaout conserva son sourire énigmatique de loup, et je fermai les yeux. J’avais toujours été une joueuse. Les pièces du jeu avaient été redistribuées, voilà tout. La victoire était encore à ma portée.